- Il fut un temps où ces races hominidés nous craignaient autant que les garnes. Au cours de l'Age des Rois des Cieux, les garnes* ne faisaient que ramper et vénérer les dragons, mais les autres hominidés aidèrent nos semblables à bâtir de vastes tours et palais. Le plus grand de tous était la Cime d'Argent, construit avec les mêmes pierres que celles qui avaient permis de créer la Lune. Il était si blanc qu'il brillait nuit et jour.
Les dragons de la Cime d'Argent étaient très fiers de vivre dans de si superbes palais. Les anciens, marqués par les batailles, ceux qui se rappelaient avoir mater les garnes et effrayer les hommes, les nains et les humains se firent de plus en plus rare. Leurs dragonnets grandirent, persuadés que tous les luxes de la Cime d'Argent étaient dus à leurs si grandes noblesses, et ils oublièrent que tout se mérite. Ils peignaient de magnifiques motifs sur leurs ailes et leurs écailles mais ne les utilisaient quasiment plus pour voler, car il n'y avait pas de meilleur endroit que la Cime d'Argent.
Voler pour se battre vous empêche de vous gaver de cochons pleins de grain et de pièces d'or que l'on vous apporte en offrande ; les derniers rois dragons de la Cime d'Argent cherchèrent alors ceux qui pourraient guerroyer à leur place.
Les garnes sont querelleurs et seul un habile meneur peut les unir. Les nains, s'ils sont de solides combattants, sont court sur pattes et se déplacent lentement ; de plus, ils ne reçoivent pas d'ordres sans se plaindre ou se montrer insolents et ce n'est qu'en prenant les mesures les plus extrêmes que l'on peut les intimider ... et pas pour longtemps. Les elfes ont une intelligence assez semblable à celle des dragons, mais ils ont coutume de s'arrêter au beau milieu d'une campagne pour festoyer, chanter, se féliciter des exploits qu'ils n'ont pas encore accomplis, et oublient la guerre par la même occasion. Les hommes, en revanche, sont faciles à entraîner et leurs petits jaillissent comme des grains d'un épi de maïs sur le feu, ils sont donc parfaits pour lever des armées.
Les dragons de la Cime d'Argent entraînèrent ainsi une grande armée d'hommes pour se battre à leur place. Cela leur permit d'avoir encore plus de temps pour le jeu.
Un homme était tout particulièrement utile aux dragons de la Cime d'Argent. Il se nommait Prymelete ; ce n'était ni un célèbre guerrier, ni un grand bâtisseur, ni même un homme habile à trouver dans des contrées plus ou moins lointaines quelques friandises qui tenterait les dragons. Prymelete était un devin. Il couvrit les dragons de la Cime d'Argent de louanges, plus encore qu'eux même le faisaient. Il visita nombre de hautes salles et de chambres de couvées tapissées d'or et lut des oracles flatteurs qui prédisaient l'avènement des dragons.
La langue de Prymelete lui ouvrit les portes des conseils des plus éminents dragons de la Cime d'Argent, des lieux dans lesquels aucun célèbre guerrier, grand bâtisseur ou habile marchant n'était admis. Les dragons lui donnèrent même un siège au Puit de Feu. On m'a dit que les plus respectables dragons de la Cime d'Argent crachaient leur flamme dans le Puit de Feu lorsqu'ils prononçaient un jugement ou votaient une loi pour entériner une décision. Il tombait tant de flammes dans ce puit qu'il brûlait nuit et jour. Bien entendu, Prymelete se surpassa pour louer les dragons qui se réunissaient autour du Puit de Feu ; sa langue leur embruma tant l'esprit qu'ils ne parvenaient plus à distinguer leur postérieur de leurs narines.
Puis un jour, Prymelete s'attarda pour observer le feu une fois les dragons partis. Il tira de sa large robe un récipient en acier épais semblable à ceux que les guerriers humains portent sur la tête, et le plongea dans le feu des dragons. Il s'enfuit alors avec son butin comme un voleur de trésor. Il quitta la Cime d'Argent et rejoignit une sombre assemblée d'hommes, d'elfes et de nains ; il avait encore le feu avec lui.
Le liquide avait refroidi quand il retrouva ce groupe maléfique, et il en remplit les coupes des hominidés présents. Ils burent tous et baignèrent leur cœur de feu de dragon. Cela leur donna le courage de les affronter. Les hominidés marchèrent vers la Cime d'Argent. Ils abattirent perchoirs, salles, galeries et enfumèrent puits, chambres et cheminées.
- Pourquoi les dragons ne se sont-ils pas défendus ? Demanda Wistala.
- Certain disent qu'ils avaient oublié comment faire, répondit mère. D'autre que Prymelete était revenu et avait rempli leur esprit d'autres sottises pour faire naître en eux tristesse et désespoir au fur et à mesure que les guerriers humains, elfes et nain approchaient. Ainsi, il ne combattirent par aux côtés de la grande armée humaine qui leur était resté loyale. Quand le hommes abandonné furent écrasés, Prymelete prédit encore plus de désastres à venir. Les dragons croyaient tant à ses divinations qu'ils prirent peur, s'enfuirent ou se cachèrent dans de profondes grottes où ils furent traqués et tué un à un.
- Qu'est-ce qui est arrivé à ce méchant Prymelete ? Demanda Jizara.
- Il existe plusieurs histoires, mais je vais vous raconter celle-ci : à l'autre bout du monde, des dragons apprirent la destruction de la Cime d'Argent et vinrent découvrir ce qu'il était advenu de leurs parents. Ils les trouvèrent massacrés et apprirent ce qui s'était passé de la bouche des garnes. Ils se lancèrent à la recherche de Prymelete. Comme il avait voulu dominer les dragons, ils l'emportèrent au sommet d'une haute montagne et l'y suspendirent par sa belle ceinture pour que les grands oiseaux charognards qui planent sur les vents là où l'air se fait rare le déchirent à coup de bec. Quand son corps tomba en morceau et dévala la montagne, ils remontèrent ses os au sommet afin que les oiseaux fassent un autre repas ; ils y reposent encore, glacé et en proie aux vents.
- Fable et frayeur, cette histoire est horrible, mère ! s'exclama Jizara. Des dragons chassés et tués dans leurs propres antres. J'ai peur.
- Je vous ai raconté ceci pour que vous restiez toujours sur vos gardes. Depuis ce jour funeste, les hominidés ont gardé ce feu dans leurs cœurs et cherchent à tuer les dragons. Il en sera ainsi jusqu'au jours heureux, comme le disait ma mère, où tous les hominidés se seront entre-tués. Les dragons pourront alors sortir de leurs cachettes. Je crains cependant que ce jour soit encore bien, bien loin. C'est pour cela que je tends l'oreille en permanence.
* Garne : Créature de taille moyenne, recouverte de poils et ayant un instinct grégaire